André Chandernagor "La liberté en héritage"

Publié le par Jean José Marchand

André CHANDERNAGOR

La liberté en héritage

Editions Pygmalion, 335 pages

 

Ce livre apparemment et volontairement modeste est capital par la description qu’il donne de l’évolution de la Cinquième République.

L’auteur, socialiste et ancien ministre de Pierre Mauroy, est né en 1921. Il a fait partie, brillamment, de la première promotion de l’ENA. C’est donc un homme typique de la transition. Ses origines lui ont permis de voir mieux que d’autres l’évolution des rapports de classes depuis 1935 : son ancêtre sous Louis XV, « Chandernagor dit Bengale », était un ancien esclave à l’origine obscure (probablement malabaraise, selon son surnom devenu patronyme) emmené en Poitou par M. de Bonnardelière, petit noble poitevin.) Devenus entièrement Poitevins, catholiques et conservateurs, ses aïeux étaient d’honorables commerçants de Civray (Vienne). La crise de 1929-1934 allait bouleverser ce bel ordre et André Chandernagor dût, à force de succès scolaires, parvenir non loin des sommets de l’Etat, sauvant ainsi la famille d’un déclin commencé.

Bien qu’il se déclare socialiste français « non marxiste », il analyse parfaitement les rapports de classes chez nos dirigeants. Aux grands intellectuels normaliens (Herriot, Tardieu, Blum) d’avant 1939, avaient succédé un monde de moyens bourgeois (Ramadier, Queuille, Pinay), et de petits fonctionnaires pseudo-marxistes. Guy Mollet est typique de ce personnel dirigeant. Chandernagor se souvient combien Mollet fut haï par la droite (un « collectiviste ») et détesté par l’extrême-gauche (un « traître »). Il le défend donc malgré sa stupéfaction de l’avoir vu jouer aux cartes avec Pierre Commin, secrétaire du parti, pendant des soirées entières ! (Pas de vraies lectures, sauf Jaurès, les morceaux choisis de Marx par Gabriel Deville, et encore… Pierre Rimbert, qui avait aussi de l’affection pour Mollet, m’a raconté.)

A cette génération de cadres moyens et d’artisans familiers des cafés provinciaux, allait succéder les énarques, les hommes de Michel Debré. Comme Pétain s’était entouré de polytechniciens (Pucheu, Bichelonne, Gabolde, etc.), De Gaulle balaya ces héros de Giraudoux et appela aux affaires les grands administratifs, qui s’emparèrent de tous les postes. Il y eut certes une résurgence avec Mitterrand, provincial arriviste typique, fils de chef de gare, et en réalité plus proche de Pétain que de Mendès-France. André Chandernagor, énarque et très compétent, fut appelé par le « Petit Prof » Mauroy, lui-même écarté bientôt par les Fabius et autres énarques. Il faut lire les pages, passionnantes de bout en bout, où M. Chandernagor raconte cette odyssée. De l’époque (1962-1982) où les « socialistes » étaient écartés du vrai pouvoir, on ne retiendra qu’une mission en Algérie (très intéressante) et un témoignage sur le contrôle parlementaire de la répression à Paris, qui fut assez rude. L’expérience ministérielle, avec ses coups bas, est instructive à suivre ; on notera un jugement assez dur sur Rocard. Mais Chandernagor reste fidèle à Mitterrand, qui l’a nommé ministre, malgré des jugements sans complaisance.

Il n’y insiste pas mais il sent bien que cette ère se termine sous le masque imprévu de la « Nouvelle Europe » ; le pouvoir des banques, Grinspan (Vert de gris, le bien nommé) et Trichet (également bien nommé), tirent les ficelles. Et sa fille (major de l’ENA !) écrit des livres soignés et aseptisés dans le genre Georges Lenôtre, en moins bien.

Ce bref résumé ne donne pas une idée juste de toutes les remarques de bon sens que contient le livre. André Chandernagor a bien vu, après avoir été en poste en Algérie, que la IIIème République et la IVème n’ont pas su promouvoir l’instruction primaire en Algérie, surtout des femmes ; il souligne que si la majorité des musulmanes avaient eu depuis quarante ans le certificat d’études, jamais la situation n’aurait pris les formes qu’elle a prises. Il ne croit plus à l’efficacité de l’Europe, son grand rêve, dans le contexte mondialiste. Il s’élève contre les campagnes actuelles de « réouvertures des vieilles plaies : la colonisation, Vichy, la guerre d’Algérie » et défend même son adversaire constant, Michel Debré, contre les accusations absurdes au sujet des « implantations de Réunionnais » en Creuse, son département, etc.

Ayant « dépouillé le vieil homme », l’ancien premier Président de la Cour des comptes peut aujourd’hui énoncer quelques vérités.

Jean José Marchand

 

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