L'Uchronie, une excitation pour l'esprit

Publié le par Jean José Marchand

Anthony ROWLEY et Fabrice d’ALMEIDA

Et si on refaisait l’Histoire ?

Odile Jacob 222 pages 17,90 euros

          L’Uchronie revient à la mode. Le livre de Rowley et d’Almeida est une tentative pour la mettre à la portée d’un vaste public.

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Quand Charles Renouvier, ce quarante-huitard criticiste et subtil, a inventé l’Uchronie, c'est-à-dire la méditation sérieuse sur ce qui eut pu arriver si l’Histoire avait dévié à certains moments, très précis, il avait une arrière-pensée : s’opposer à Hegel, à Marx et d’une façon générale à tous les historicistes futurs, tels Toynbee ou Spengler. Sur ce point, il a échoué car nos contemporains pensent généralement (sauf exceptions) qu’il y a une intelligibilité de l’Histoire dans ses grandes lignes.

Toutefois, on peut admettre que la victoire à Waterloo et l’invasion (victorieuse) de l’Angleterre eut changé certaines choses, si elle n’eut pas empêché l’industrialisation de l’Europe, puis la montée des Etats-Unis. Pour revivre un événement récent, on sait qu’Andropov, pour répondre à l’annonce menaçante de Mitterrand d’implanter des rampes de lancement atomiques en Allemagne, avait envisagé des frappes préventives sur la Ruhr, Paris et Londres ; il est évident que si ce vieux Russe malade n’y avait pas renoncé, on peut se demander si les Américains, menacés par les installations de Cuba contre New-York et leur industrie auraient bougé, terrifiés. En ce cas, le régime soviétique serait toujours là, et peut-être en Europe… On peut rêver.

Les auteurs nous racontent, d’une manière peut-être un peu trop romancée, plusieurs cas, fort bien choisis.

« Victoire des Perses à Salamine » : d’une manière beaucoup trop ingénieuse, nos auteurs s’imaginent que la victoire des droits individuels serait venue ensuite des invasions germaniques. On peut penser que le droit individuel vient plutôt de Rome, puis de la version « romaine » du christianisme.

« Ponce Pilate épargne Jésus » : le sujet a déjà été beaucoup traité, d’autant plus que les livres saints notent explicitement son hésitation (« Qu’est-ce que la vérité ? » dit Pilate à Jésus ; le mot est d’un élève des stoïciens.) Nos auteurs le rappellent. Ils montrent l’embarras de Constantin privé  de la ressource de s’appuyer sur la plèbe « chrétienne ». Ils croient au succès du judaïsme. On peut penser que les Germains auraient préféré une religion plus militaire, genre Mithra, mais rien n’est sûr.

« Les Arabes triomphent à Poitiers ». Selon nos auteurs, les gallo-romains se seraient accommodés de leurs nouveaux maîtres. Sur ce point, l’Histoire réelle nous renseigne : Poitiers ne fut qu’une escarmouche, les Musulmans se disputant déjà entre eux, étaient en plein reflux. Rien n’eut changé.

« Jeanne d’Arc meurt à Orléans. » Les auteurs croient que la France eut continué jusqu’à la Révolution. On peut penser au contraire que le parti Plantagenet (pas « anglais ») qui tenait déjà les deux tiers du pays eut triomphé, c'est-à-dire que le centre du royaume uni d’Angleterre eut passé à Angers et que la bourgeoisie anglaise, déjà très « normandisée », se fut totalement francisée (c’aurait été la transformation de l’anglais en patois, avec sa disparition aux 18ème et 19ème siècles.) Cela aurait été là un véritable changement.

« Luther a réformé l’Eglise ». Evidemment, nos auteurs ont raison. Cela eut changé l’Histoire de l’Europe, partagée entre la version violente et militaire de la doctrine et sa version anarchisante. Les auteurs ne font pas assez de place à la force opposée (malgré l’apparence) du calvinisme et zwinglianisme.

« Philippe II conquiert l’Angleterre et y impose le catholicisme ». Cette éventualité est en effet capitale. Le protestantisme étouffé par l’Inquisition, le système bourgeois, capitaliste, industriel, aurait été retardé. Mais pour combien de temps ?

Arrêtons là cette revue, un peu évanescente, bien qu’excitante pour l’esprit. Retenons l’hypothèse de la guerre commençant en 1938. Nos auteurs se trompent complètement : selon l’avis de Churchill, l’Angleterre n’était pas prête, la France à nouveau vaincue, l’Angleterre envahie et réduite. La suite se serait jouée entre l’Allemagne et la Russie (très probablement vaincue si elle avait été seule.) A ce propos, il est intéressant de rappeler que dans la Quinzaine Littéraire de juin 2002, le regretté André-Marcel d’Ans prévoyait, avec cinq ans d’avance, contre presque tous les augures, la catastrophe de « l’économie de marché », en se trompant seulement sur l’importance relative des causes de ce désastre.

Le plus amusant est de se laisser prendre à ce jeu. Aussi peut-on conseiller la lecture de ce livre, excitant comme un roman policier dont on cherche à découvrir l’énigme.

            Jean José Marchand

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