Un Derrida italien
Gianni VATTIMO
Après la chrétienté
Calmann-Lévy, 205 pages, 16 euros
Il existe un infra-nietzschéisme. Le vrai Nietzsche est un penseur tragique, celui de l’exaltation, de l’Hybris, le contraire de la pensée grecque classique. Derrida et les déconstructeurs ne voient que le philosophe au marteau, ne célébrant l’individu que pour le faire s’épurer au feu du nihilisme. Et voici qu’un philosophe italien tire de ce refus une étrange sorte de christianisme, non religieux. Nietzsche abhorrait le christianisme, la morale des esclaves ; il célébrait au contraire les Juifs antiques, les auteurs de l’Ecclésiaste, ce sommet de la pensée humaine, il se moquait de la version grecque du judaïsme c'est-à-dire des 365 prescriptions de Maïmonide, et il méprisait le judaïsme rabbinique, celui des pharisiens, passant leur temps à geindre et à se plaindre des malheurs que leur envoie leur Dieu.
Vattimo croit trouver dans la philosophie de Ratzinger et de Jean-Paul II les éléments d’un christianisme « déconstructeur »… Partant de Derrida, il interprète la théologie de Saint Paul sur la « kenose » c'est-à-dire la méditation sur Dieu mort et ressuscité, le contraire donc de la conception juive et de la conception musulmane, ce super-calvinisme de la prédestination, qui conduit au fatalisme. Saint-Thomas d’Aquin, Averroès (Ibn Rochd), Maïmonide avaient pensé éviter cet écueil en se baignant dans la source grecque. Nous n’en sommes plus là ; l’empirisme du XIXème siècle avait tout recouvert, Comte et Marx croyant avoir éliminé à jamais ce passé religieux. Or, depuis Derrida, on ne les croit plus. Vattimo écrit : « Pour Nietzsche, « Dieu est mort » signifie seulement qu’il n’y a pas de fondement ultime. » Nietzsche précurseur de Derrida ? D’où l’idée d’une religion interprétative. Nous ne croyons plus selon Vattimo, comme nos grands-parents (juifs, chrétiens, musulmans), qu’il faut suivre la loi de Moïse ! Selon lui, une ontologie faible succède à une ontologie forte des théologiens d’autrefois. Le laisser-aller généralisé a donc un fondement philosophique et religieux ; la société entière ne dit plus le blanc ou le noir, on excuse le vol, mais pas le viol parce qu’il est intrusion dans l’individu pensé à la manière infra-nietzschéenne ; cet individualisme est le vrai dernier dieu d’un monde sans boussole.
Cette thèse s’oppose au véritable Nietzsche, le chantre de Dionysos, le contraire d’un penseur faiblard ; elle contredit aussi le dernier aspect traditionnel de la théologie de Jean-Paul II qui maintient invariant le « croissez et multipliez » de la Thora-Pentateuque, au début de la Bible.
Dans un dernier chapitre extrêmement intéressant, Vattimo, dialecticien admirable mais trop subtil, rapproche « l’oubli de l’être » de Heidegger de sa propre théorie. Il rappelle que Heidegger a commenté les deux épîtres aux Thessaloniciens de Saint Paul à l’époque lointaine où son évêque payait ses études, voyant en lui un grand espoir de la pensée chrétienne. Mais là encore, ce n’est pas assez tenir compte de Sein und Zeit, qui dépasse la polémique contre Aristote par le zum Tode sein, c'est-à-dire l’anti-monothéisme le plus radical qui fut jamais. (Vattimo voit d’ailleurs la difficulté !)
La doctrine de Vattimo exprime parfaitement l’idéologie des Européens actuels, cette espèce d’éclectisme un peu chrétien, un peu rabbinique, un peu bouddhiste, un peu maçon, refusant l’héroïsme et la sainteté, aussi bien que le marxisme. Elle explicite le succès de Derrida auprès des intellectuels officiels des deux côtés de l’Atlantique.
Jean José Marchand